Brésil : De l'exclusion à l'inclusion sociale

Publié le par jdor

Suite et fin de l’enquête menée par Marilza de Melo-Foucher au Brésil, avec Médiapart

Article publié le vendredi 5 août 2011

Selvino Heck est philosophe. Il a coordonné le réseau national d’éducation à la citoyenneté quand le président Luis Inacio da Silva Lula a créé le programme « Faim zéro », puis est devenu conseiller spécial de la présidence de la République pour les programmes d’inclusion sociale. Aujourd’hui, il fait partie du gouvernement de Dilma en tant que conseiller spécial attaché au secrétariat général de la présidence de la République. Il a été le premier député élu du PT dans l’Etat de Rio Grande do Sul, en 1987.

Vous travaillez depuis plusieurs années sur la question de l’inclusion sociale. Comment ce concept est-il apparu au Brésil ? D’où vient le passage du terme d’exclusion à celui d’inclusion sociale ?

Luis Inácio Lula da Silva

inacio-lula-silva-1725192e5b.jpgDepuis 30 à 40 ans, la société brésilienne s’est mobilisée à travers les mouvements progressistes de l’Église, les mouvements sociaux et les organisations sociales telles que les ONG. Tous font un travail formidable auprès des personnes les plus pauvres, des travailleurs ruraux et des ouvriers, pour leur faire prendre conscience qu’ils pourraient être acteurs du processus de démocratisation, en participant à des changements nécessaires pour construire une société plus juste et moins inégalitaire.
 Lorsque Lula a gagné les élections, il a défini comme priorité la lutte contre la faim et a créé le programme Faim zéro. Il a également créé un comité consultatif directement lié à la présidence et a nommé un théologien de la libération, Frei Betto, pour coordonner ce travail. Frei Betto est aussi écrivain et il est étroitement lié aux mouvements sociaux et aux communautés ecclésiastiques de base. Lula a également invité Oded Grajew, qui a travaillé sur la mobilisation d’autres secteurs de la société en faveur du social, comme les entreprises. Il a été un des créateurs du Forum social mondial. Frei Betto a rassemblé autour de lui un groupe d’éducateurs populaires qui avaient l’expérience de l’action dans les mouvements sociaux, les organisations sociales, les organisations religieuses, les ONG... et des intellectuels. Ensemble, ils ont créé en 2003 un réseau d’éducation populaire. Ce réseau a permis de rendre viable le programme Faim zéro. Frei Betto ne cessait de répéter une phrase écrite par un chanteur brésilien: « Nous avons besoin d’en finir avec la faim du pain, qui est essentielle, nécessaire et urgente, mais nous devons étancher la soif de beauté. » Cela signifie que nous devons également nous assurer que les personnes exercent leur citoyenneté, par l’accès à leurs droits, comme le droit à la liberté et à la participation, et qu’elles puissent gagner l’estime d’elles-mêmes. C’est ce que signifie étancher la soif de beauté.

Ce réseau d’éducation populaire a donc été créé dans le contexte plus large dit de l’inclusion sociale. Ce réseau fait en sorte que les personnes exclues de la société puissent être incluses en termes matériels, en accédant à un revenu, un salaire, un emploi qui assurent la survie de leurs familles. L’objectif est également de permettre que ces personnes soient reconnues par la société, soient incluses socialement, culturellement et politiquement, en participant aux processus de changements au Brésil.

Le programme Faim zéro n’est pas seulement un programme d’aide sociale, d’« assistanat », comme la presse a essayé de le faire croire à l’opinion publique. Pendant les huit années du gouvernement Lula, ce réseau a travaillé d’une façon articulée avec les autres secteurs gouvernementaux, tels que les politiques pour soutenir la production agricole familiale, la distribution alimentaire et les politiques pour encourager l’économie solidaire.

Quel est l’impact réel de ce programme d’inclusion sociale ?


Lorsque nous voyageons dans le Brésil d’aujourd’hui, nous percevons que beaucoup de choses ont changé depuis 2003, pendant les huit années du gouvernement Lula. D’abord, la qualité de vie des Brésiliens s’est beaucoup améliorée. Nous percevons aussi que l’estime de soi-même a augmenté de manière significative. Globalement, les Brésiliens ont toujours été un peuple très joyeux, et sachant transmettre cette joie. Cependant, les citoyens brésiliens ne croyaient pas en leurs propres forces. Aujourd’hui, ils ont confiance en eux, en leur capacité à être quelqu’un dans le monde. Cela s’est produit parce que les Brésiliens savent qu’ils font partie de la construction d’un nouveau Brésil, d’un pays différent. Ce n’est plus seulement l’élite, l’oligarchie qui construit le pays, avec ses valeurs, sa vision du monde. Cela a changé. Maintenant la classe ouvrière sait qu’elle intègre ce processus et peut aider à construire un Brésil qui appartienne à tous. Aujourd’hui, la classe ouvrière est plus confiante, le peuple brésilien sent qu’il fait partie de ce processus, chacun est maître de sa propre vie et peut construire une nation pour tous.

Beaucoup disent que les mouvements sociaux, les ONG, les églises progressistes ont pris leurs distances avec le gouvernement Lula et sont même déçus... Que leur répondez-vous ?

Pendant les années 1990, les mouvements sociaux brésiliens, y compris les partis politiques de gauche, ont souffert de l’impact des politiques néolibérales. Il y a eu une sorte « d’institutionnalisation » de nombreuses organisations sociales. Je dirais que les années 1980 ont été marquées par une grande agitation sociale, culturelle et politique, tandis que les années 1990 l'ont été par une plus grande résistance. Cet impact des politiques économiques et sociales néolibérales a eu une grande répercussion. Lula a gagné les élections dans ce contexte. Le gouvernement et les mouvements sociaux ont alors essayé de récupérer cette capacité à agir en faveur d’un Brésil plus juste et moins inégal. Ce travail a donné quelques résultats, mais il n’est pas facile de réaliser le rêve d’avoir un pays plus solidaire. Nous sommes encore loin de cet objectif, mais nous ne perdons pas l’espoir. Nous continuons d'aller de l'avant pour transformer notre réalité. Nous avons aujourd’hui au Brésil plusieurs exemples de participation sociale, un nombre important de Brésiliens se sont organisés autour de groupes d’économie solidaire, afin de générer du travail et des revenus, et donc l’insertion sociale, c’est tout un travail construit collectivement. Dans ce contexte, nous continuons la lutte pour organiser une plus grande participation populaire. Et malgré toutes les difficultés, au Brésil, nous respirons cette utopie, l’espoir, l’avenir. Les Brésiliens ne sont pas « non croyants » comme les gens en Europe. Nous avons l’impression que les Européens ne voient pas l’avenir, ne trouvent pas les moyens de donner un sens à leur vie, l’envie de se battre et passer à autre chose. Les Brésiliens ont des perspectives et de nombreuses raisons de continuer leur mobilisation pour transformer le Brésil.

Les mouvements populaires stimulent la démocratie ?


Dilma Rousseff

dilma_roussef_david_mendes.jpgOui, les mouvements sont des stimulus forts. Depuis le début du gouvernement Dilma Rousseff, de grandes manifestations ont eu lieu pour faire pression sur le gouvernement pour mener à bien les politiques sociales et les réformes nécessaires, d'autres sont prévues en août et en septembre. Et aujourd’hui, dans le cadre du gouvernement, je pense que la pression populaire est très importante pour faire avancer ces réformes. Nous qui sommes au gouvernement, nous pensons que ces manifestations sont légitimes et nécessaires. Comme dit Frei Betto, le gouvernement est comme une « cocotte-minute ». Il faut maintenir la pression pour faire de bons haricots (la feijoada brésilienne).

Comme éducateur populaire, pensez-vous que les mouvements sociaux doivent rester indépendants ?

Oui. Les mouvements sociaux ne peuvent pas être exploités, manipulés par le pouvoir. Comme éducateurs populaires, nous contribuons au gouvernement et nous devons respecter l’autonomie des mouvements.

Ne sont-ils pas manipulés par le pouvoir ?

À notre avis, les mouvements doivent construire des partenariats avec le gouvernement, la société, sans jamais risquer leur autonomie. Les personnes vivant à l’étranger ont des difficultés à le comprendre. À titre d’exemple, nous avons le budget participatif. Un projet développé en partenariat par le gouvernement et la société. Il s’agit d’une proposition du gouvernement pour mener une discussion démocratique sur le budget public, avec la participation régulière et continue de la société civile.

Qu’est-ce qui a changé avec le gouvernement Dilma Rousseff ? Dilma a un profil plus politique que Lula. Quelle est sa relation avec les mouvements sociaux ?

Lula a été un syndicaliste, toujours lié aux mouvements sociaux, et il a participé à la construction d’un parti de gauche. Dilma n’a pas eu la même expérience, mais elle s’est montrée capable de dialoguer avec tous les mouvements. Elle n’a jamais changé la ligne de conduite établie par le Président Lula, et a encouragé cette relation à travers le travail du secrétariat général de la présidence de la République. Dilma sait qu’elle a besoin de maintenir un dialogue direct et démocratique, en acceptant aussi les pressions. Cela a été jusqu’ici sa pratique démocratique avec les organisations sociales.

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